Actualité

Mini-série : Si Notre-Dame m’était contée

Mise à jour le 18/04/2021
Notre-Dame de Paris
Il y a deux ans, le monde assistait avec effroi à la chute de la flèche de Notre-Dame de Paris et à la destruction de sa charpente multiséculaire, à la suite d'un incendie dévastateur.
Aujourd'hui, l'heure est à la reconstruction.
Tous les grands artistes de notre histoire ont, un jour, chanté les louanges de cette cathédrale qui nous t'empilait de ses 69 mètres et de ses huit siècles. Leurs textes sont plus que jamais nécessaires. Voici notre sélection.

Edith Piaf et Eddy Marnay : Notre-Dame de Paris

Dans le Paris de Notre-Dame,
De Notre-Dame de Paris,
'y a un clochard qu'en a plein le dos
De porter Notre-Dame sur son dos.
Il se prend pour Quasimodo.
Regarde en l'air, la vie qui grouille
Au lieu de faire des ronds dans l'eau.
Tu peux pas vivre comme une grenouille,
Moitié sur terre, moitié sur l'eau.
Moi, je préfère rester là-haut.

Dans le jardin de Notre-Dame
Où l'on se fait de bons amis,
'y a qu'à se promener chaque matin,
Un peu de maïs au creux des mains.
Les pigeons, moi, je les aime bien.

Les péniches
Se fichent
Des pigeons de la Cité,
Goélettes,
Mouettes,
Elles n'ont que ça dans l'idée.

Oui, mais autour de Notre-Dame,
'y a des voyages à bon marché
Et ces petits coins où le bonheur
Empêche les maisons de pousser.
On l'appelle "Marché aux fleurs
"Henri Quatre
Verdâtre
Aime sous son verre de gris
La vieille flèche
Qui lèche
Le plafond gris de Paris

Et toi, sous le pont de Notre-Dame,
Regarde en l'air, tu comprendras
Que si tout le monde faisait comme toi,
Dans ton pina' y aurait de la pluie.
Même les ponts, ça se construit
Car, pour aller à Notre-Dame,
De Notre-Dame jusqu'à Paris
Il a bien fallu se mettre au boulot
Et porter de pierres sur son dos
Pour passer par-dessus l'eau.

Voilà pourquoi Paris s'enroule,
S'enroule comme un escargot,
Pourquoi la terre s'est mise en boule
Autour des cloches du parvis
De Notre-Dame de Paris…

Edith Piaf et Eddy Marnay
Notre-Dame de Paris
Crédit photo : Le Monstre de Notre-Dame , Marc Chagall

Georges Sand : Indiana

Mais quand, vers le soir, la brise de terre commençait à s’élever et à lui apporter le parfum des rizières fleuries, elle s’enfonçait dans la savane, laissant Delmare et Ralph savourer sous la varangue l’aromatique infusion du faham, et distiller lentement la fumée de leurs cigares. Alors elle allait, du haut de quelque piton accessible, cratère éteint d’un ancien volcan, regarder le soleil couchant qui embrasait la vapeur rouge de l’atmosphère, et répandait comme une poussière d’or et de rubis sur les cimes murmurantes des cannes à sucre, sur les étincelantes parois des récifs. Rarement elle descendait dans les gorges de la rivière aux Galets, parce que la vue de la mer, tout en lui faisant mal, l’avait fascinée de son mirage magnétique. Il lui semblait qu’au delà de ces vagues et de ces brumes lointaines la magique apparition d’une autre terre allait se révéler à ses regards. Quelquefois les nuages de la côte prirent pour elle des formes singulières ; tantôt elle vit une lame blanche s’élever sur les flots et décrire une ligne gigantesque qu’elle prit pour la façade du Louvre ; tantôt ce furent deux voiles carrées qui, sortant tout à coup de la brume, offraient le souvenir des tours Notre-Dame de Paris, quand la Seine exhale un brouillard compact qui embrasse leur base et les fait paraître comme suspendues dans le ciel ; d’autres fois c’étaient des flocons de nuées roses qui, dans leurs formes changeantes, présentaient tous les caprices d’architecture d’une ville immense. L’esprit de cette femme s’endormait dans les illusions du passé, et elle se prenait à palpiter de joie à la vue de ce Paris imaginaire dont les réalités avaient signalé le temps le plus malheureux de sa vie. Un étrange vertige s’emparait alors de sa tête. Suspendue à une grande élévation au-dessus du sol de la côte, et voyant fuir sous ses yeux les gorges qui la séparaient de l’Océan, il lui semblait être lancée dans cet espace par un mouvement rapide, et cheminer dans l’air vers la ville prestigieuse de son imagination. Dans ce rêve, elle se cramponnait au rocher qui lui servait d’appui ; et pour qui eût observé alors ses yeux avides, son sein haletant d’impatience et l’effrayante expression de joie répandue sur ses traits, elle eût offert tous les symptômes de la folie. C’étaient pourtant là ses heures de plaisir et les seuls moments de bien-être vers lesquels se dirigeaient les espérances de sa journée. Si le caprice de son mari eût supprimé ces promenades solitaires, je ne sais de quelle pensée elle eût vécu ; car chez elle tout se rapportait à une certaine faculté d’illusions, à une ardente aspiration vers un point qui n’était ni le souvenir, ni l’attente, ni l’espoir, ni le regret, mais le désir dans toute son intensité dévorante. Elle vécut ainsi des semaines et des mois sous le ciel des tropiques, n’aimant, ne connaissant, ne caressant qu’une ombre, ne creusant qu’une chimère.

Georges Sand
Indiana
Crédit photo : Le quai Saint-Michel et Notre-Dame, Maximilien Luce

Jacques Prévert : Chanson de la Seine

La Seine a de la chance

La Seine a de la chance
Elle n'a pas de souci
Elle se la coule douce
Le jour comme la nuit
Et elle sort de sa source
Tout doucement, sans bruit…
Sans sortir de son lit
Et sans se faire de mousse,
Elle s'en va vers la mer
En passant par Paris.
La Seine a de la chance
Elle n'a pas de souci
Et quand elle se promène
Tout au long de ses quais
Avec sa belle robe verte
Et ses lumières dorées
Notre-Dame jalouse,
Immobile et sévère
Du haut de toutes ses pierres
La regarde de travers
Mais la Seine s'en balance
Elle n'a pas de souci
Elle se la coule douce
Le jour comme la nuit
Et s'en va vers le Havre
Et s'en va vers la mer
En passant comme un rêve
Au milieu des mystères
Des misères de Paris

Jacques Prévert
Chanson de la seine
ELIANE PETIT DITE LA VILLEON (1910 1969) NOTRE DAME ET LES QUAIS DE SEINE HUILE SUR&HELLIP
Crédit photo : Eliane Petit Dite La Villeon

Sylvain Tesson : Ô reine de douleur

À l’esprit, dans l’ordre : l’effroi, les analyses, les souvenirs.
L’effroi, c’est l’impensable mêlé au sublime. Les images du brasier sont belles. Beauté horrifique, gravure en fusion de Gustave Doré.
Tout homme a un rendez-vous quotidien avec le paysage qu’il habite. Je vis sur les quais de la Seine, entre l’église Saint-Julien- le-Pauvre où fut enterrée ma mère et l’église Saint-Séverin où fut baptisé Huysmans. Notre-Dame est là, tout près, reine mère de sa couvée d’églises.
Je séjourne «sous le commandement des tours de Notre-Dame » (Péguy dans Les Sept contre Paris).
LA PRÉSENCE. Tous les matins, de chez moi, je regardais la flèche décochée vers le ciel par Viollet-le-Duc. Je lui adressais un coup d'œil. C’était un salut. Certaines choses sont plantées. Non ! tout ne varie pas sur cette terre et tout n’est pas destiné à circuler frénétiquement à sa surface. Le monde tourne, la croix demeure, c’est la devise des Pères Chartreux. C’est une belle phrase. Il faut des radeaux quand les eaux montent.
La flèche apparaissait le soir dans le ciel d’Île-de-France aux nuances pastel. Quand je venais de l’est, je la voyais surnager de l’entrelacs d’arcs absidiaux. Et sa droiture “irréprochable” (Péguy encore) rassurait. Elle était là. Le monde pouvait trembler, les institutions se détricoter, les bêtes disparaître. Au moins les flèches se fichaient-elles imperturbablement à la croisée des transepts. On se disait que Péguy avait raison : la flèche peut “faillir”.
LA CHUTE. Et voilà que soudain, elle tombe. On vivra désormais devant le trou. Et l’on se prend à songer. Quelle est cette époque qui prétend augmenter l’homme sans conserver ses châsses? Quelle est cette impéritie? Comme la modernité manque de sérieux! Pourquoi ne sommes-nous pas de meilleurs conservateurs? Que signifie cet écroulement?
Léon Bloy disait dans son journal “Dieu se retire”. Il y a de cela dans l’image de l’incendie. L’époque peut-être ne méritait-elle pas cette flèche. Elle ne s’est pas effondrée. Elle s’est soustraite au carnaval. Tout cela ressortit à la pensée magique, médiévale. Ce sont des considérations vaporeuses embuées de chagrin. Mais après tout, une cathédrale est une châsse magique, élevée à l’Invisible.
LES ESCALADES. Il y a vingt-cinq ans, avec une escouade de camarades, j'escaladais les cathédrales gothiques. Nous grimpions par les contreforts, les arcs-boutants, les toits et les parapets, et nous allions jusqu’au sommet des flèches. Nous avions écumé une vingtaine de grandes reines du génie européen. Nous lisions Fulcanelli et Nerval, nous savions que le gothique marie la force et la grâce, c’est-à-dire, en termes architecturaux, la puissance de l’élévation et la dentelle de l'ornement. Le miracle des cathédrales réside dans la poussée des forces par un système de compression des façades; Arts-boutants, contreforts et pilastres empêchent l’accrétion. Sans eux, le fruit s’ouvrirait; Les flèches jaillissent en geyser, résultant de cette contention. Elles sont la résolution de l’équation de poussée.
Péguy donnait dans ses poèmes une indication technique très valable : pour lui, la flèche s'élevait “d’un seul jaillissement". La flèche est un derrick. En dessous, la nappe d’hydrocarbures en dormance s’appelle la foi.
Je suis monté cent fois sur Notre-Dame, nuitamment, sans abîmer le moindre ornement, sans désagréger ni arceau ni moulure, prenant soin de ne laisser aucune trace. Parfois, j’ai rencontré des Compagnons du Devoir. Ils travaillaient déjà, en pleine nuit, dans la charpente partie en fumée. C’étaient alors d’étranges conversations, dans la forêt, à voix feutrée, avec des hommes qui n’étaient pas de leur temps, ni de leur terre.
Nous allions sur les tours, sur les coursives, en haut de la flèche. Paris se révélait, à nos pieds, illuminé partout, endormi pour partie, faisant la fête ailleurs. Peut-être en ce temps-là avions-nous déjà lu le poème de Rimbaud :
J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaines d’or d’étoile à étoile, et je danse
Nous nous prenions pour des funambules, ou des chats, ou des jongleurs du XIIIe siècle. Nous n’étions que des plaisantins, mais la plaisanterie avait son sens et les nuits leur poésie.
Quand il y avait du vent, le sommet de la flèche bougeait légèrement, car elle était de bois, souple, vivante, et ce mouvement était un peu vertigineux. Nous avions l’impression de nous tenir au mât. Il portait la nuit en drapeau. Parfois, je me croyais accroché à un métronome. La très légère oscillation battait la mesure du temps passé.
Nous redescendions à la corde, nous faisions de courtes pauses sous les arcs-boutants et, au milieu de ce peuple de tarasques, de gargouilles et de créatures melé aux feuillages gothiques, nous nous demandions ce qu’un Parisien du XIIIe siècle pensait de ce vaisseau de pierre surnageant plus haut que tout autre édifice. Sans doute devait-il trouver le monument accordé à son époque. La nôtre jamais n’élèvera un monument pour l’âme. Tout juste peut-elle convoquer ses techniciens pour s’occuper des décombres.
LES AMES MORTES. Je suis un mauvais chrétien mais je suis chrétien. Je fus éduqué dans l’amour du Christ, j’ai conservé une vénération pour la chrétienté mais contracté un scepticisme à l’encontre du christianisme, cette canalisation de la source évangélique. Pourtant, mes escalades étaient une prière.
Dans les escarpements de Notre-Dame habillés de vide et bordés par la nuit, je n’étais jamais seul.
En gagnant la base de la flèche, nous passions sous les statues des apôtres. Le rétablissement était périlleux mais le visage de Viollet-le-Duc, qui s’était fort modestement représenté en apôtre avec sa règle d’architecte à la main et regardait sa flèche dans un déhanchement bizarre, nous rassurait un peu : il y avait d’autres hommes avec nous pour escalader la nuit.
Un jour, j’ai emmené là-haut l’alpiniste Chantal Mauduit. Elle partait le surlendemain pour l’Himalaya. Nous nous sommes encordés, et nous sommes montés vers les étoiles. Au sommet de la flèche, Chantal a accroché un petit fanion tibétain, seulement visible si l'on était informé de son emplacement. Elle a trouvé la mort, quelques jours après notre ascension sur les pentes du Dhaulagiri népalais. Une autre fois, je suis monté avec un camarade, Tancrède Melet, artiste acrobate qui se jetait des falaises avec un parachute. Il voulait sauter de la tour nord et étions aller repérer le départ du vol. Il s’est tué lui aussi en chutant d'une montagne quelques semaines plus tard. Et parfois, lorsque je passais au pied de la cathédrale sous les vertes coulées de lierre du square Jean XXIII, je pensais à ces amis tombés.
POUR QUI SONNE LE GLAS ? Puis le glas a sonné dans Paris. Je l’entendais de chez moi. C’était après l’attentat de Charlie Hebdo , en janvier 2015. On se rendit compte que Dieu n’est pas rancunier. C’est le miracle chrétien ( et c’est le miracle exclusivement chrétien). Un Ravachol sera toujours un enfant de Dieu et recevra les prières de ceux-là mêmes dont il se moquait. Ailleurs, sous la recommandation d’autres textes, on l’égorgerait. Chacun fait ce qu”il peut avec la grandeur.
Je m’étais fracturé le crâne et le dos en tombant d’un toit. Pour ma rééducation physique, les médecins m’avaient recommandé de faire de l’exercice. Fidèle, je retournai à Notre-Dame. Cette fois par des chemins raisonnables, déjà tracés : les escaliers des tours. Toutes les semaines, je grimpais les marches. Les agents de sécurité m’accueillaient amicalement et je commençais l’ascension. Au début, ce fut l'épreuve, l’Himalaya du convalescent. Mais l’effort est un baume pour les corps fracassés. On se force, on se contraint, on s’oblige. La douleur recule, les marches défilent, le ciel se rapproche, tout devient facile. Plus je montais, moins les tours semblaient hautes. Et dans le lent mouvement de spirale de l’escalier (cette élévation de l’éternel retour), il me venait à l’esprit le souvenir de Quasimodo, ce cœur brave, insensible au vertige, candidat à l’amour. […]
En arrivant au sommet des tours, je sortais du boyau de l’escalier, et le jour explosait. Paris était là, gris, bleu, veine d’artères, bruissant, bourdonnant. Une ville est une tapis dont la cathédrale est la prière. Ce n’est jamais la même vision, selon l’humeur du ciel. La ville, comme les effeuilleuses, se changeait sans cesse? La cathédrale, elle, assurait sa garde, imperturbable. Mais pas infaillible.
Que signifie l’effondrement ? Y a-t-il le moindre enseignement à tirer d’un brasier? Il est peut-être temps de se calmer. Trop d’empressement à faire table rase mène peut-être à ce genre de désastre. Et si l’effondrement de la flèche était la suite logique de ce que faisons subir à l’Histoire? L’oubli, le ricanement, la certitude de nous-même, l’emballement, l’hybris, le fétichisme de l’avenir… et, un jour, les cendres.
Peut-être un peuple va-t-il se porter au chevet de sa reine? Peut-être va-t-il se souvenir qu’il n’est pas né hier? Mais peut-être rien ne changera-t-il et continuerons-nous à nous espionner les uns les autres, à nous haïr, à nous conspuer.
Alors on se dira que la flèche a bien fait de se retirer.
[…]
Nous autres qui ne croyons pas en Dieu (mais vénérons son idée et certaines de ses représentations grecques, latines, juives et chrétiennes) nous cherchons à tout prix un signe dans la flèche dévorée.
Peu importe que le signe tombe du ciel ou bien naisse de nos esprits. En signalétique, une “flèche” indique une direction. Si on ne peut pas affubler les événements d’une valeur symbolique, c’est à désespérer de la poésie! “Que serions-nous sans le secours de ce qui n’existe pas” disait Paul Valéry.
Il est temps de nous réformer. La flèche est tombée, la cathédrale vacille mais reste debout. Nous avons l'opportunité de nous calmer un peu, de lever les yeux de nos écrans, de regarder à nouveau le ciel, de protéger les herbes et les bêtes, de faire silence en nos propres nefs, de nous souvenir que le monde n’a pas commencé hier et de songer à la concorde civile.
C’est cela, un signe.
Non un message à déchiffrer, mais une occasion à saisir.

Notre-Dame selon Plantu
Crédit photo : Plantu

Victor Hugo : Notre-Dame de Paris

Sans doute c’est encore aujourd’hui un majestueux et sublime édifice que l’église de Notre-Dame de Paris. Mais, si belle qu’elle se soit conservée en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s’indigner devant les dégradations, les mutilations sans nombre que simultanément le temps et les hommes ont fait subir au vénérable monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait posé la première pierre, pour Philippe-Auguste qui en avait posé la dernière.
Sur la face de cette vieille reine de nos cathédrales, à côté d’une ride on trouve toujours une cicatrice. Tempus edax, homo edacior. Ce que je traduirais volontiers ainsi : le temps est aveugle, l’homme est stupide.
Si nous avions le loisir d’examiner une à une avec le lecteur les diverses traces de destruction imprimées à l’antique église, la part du temps serait la moindre, la pire celle des hommes, surtout des hommes de l’art. Il faut bien que je dise des hommes de l’art, puisqu’il y a eu des individus qui ont pris la qualité d’architectes dans les deux siècles derniers.
Et d’abord, pour ne citer que quelques exemples capitaux, il est, à coup sûr, peu de plus belles pages architecturales que cette façade où, successivement et à la fois, les trois portails creusés en ogive, le cordon brodé et dentelé des vingt-huit niches royales, l’immense rosace centrale flanquée de ses deux fenêtres latérales comme le prêtre du diacre et du sous-diacre, la haute et frêle galerie d’arcades à trèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d’ardoise, parties harmonieuses d’un tout magnifique, superposées en cinq étages gigantesques, se développent à l’œil, en foule et sans trouble, avec leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture et de ciselure, ralliés puissamment à la tranquille grandeur de l’ensemble ; vaste symphonie en pierre, pour ainsi dire ; œuvre colossale d’un homme et d’un peuple, tout ensemble une et complexe comme les Iliades et les Romanceros dont elle est sœur ; produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d’une époque, où sur chaque pierre on voit saillir en cent façons la fantaisie de l’ouvrier disciplinée par le génie de l’artiste ; sorte de création humaine, en un mot, puissante et féconde comme la création divine dont elle semble avoir dérobé le double caractère : variété, éternité.
Et ce que nous disons ici de la façade, il faut le dire de l’église entière ; et ce que nous disons de l’église cathédrale de Paris, il faut le dire de toutes les églises de la chrétienté au moyen-âge. Tout se tient dans cet art venu de lui-même, logique et bien proportionné. Mesurer l’orteil du pied, c’est mesurer le géant.
Revenons à la façade de Notre-Dame, telle qu’elle nous apparaît encore à présent, quand nous allons pieusement admirer la grave et puissante cathédrale, qui terrifie, au dire de ses chroniqueurs : quæ mole sua terrorem incutit spectantibus.
Trois choses importantes manquent aujourd’hui à cette façade. D’abord le degré de onze marches qui l’exhaussait jadis au-dessus du sol ; ensuite la série inférieure de statues qui occupait les niches des trois portails, et la série supérieure des vingt-huit plus anciens rois de France, qui garnissait la galerie du premier étage, à partir de Childebert jusqu’à Philippe-Auguste, tenant en main « la pomme impériale ».
Le degré, c’est le temps qui l’a fait disparaître en élevant d’un progrès irrésistible et lent le niveau du sol de la Cité. Mais, tout en faisant dévorer une à une, par cette marée montante du pavé de Paris, les onze marches qui ajoutaient à la hauteur majestueuse de l’édifice, le temps a rendu à l’église plus peut-être qu’il ne lui a ôté, car c’est le temps qui a répandu sur la façade cette sombre couleur des siècles qui fait de la vieillesse des monuments l’âge de leur beauté.
Mais qui a jeté bas les deux rangs de statues ? qui a laissé les niches vides ? qui a taillé au beau milieu du portail central cette ogive neuve et bâtarde ? qui a osé y encadrer cette fade et lourde porte de bois sculpté à la Louis XV à côté des arabesques de Biscornette ? Les hommes ; les architectes, les artistes de nos jours.
Et si nous entrons dans l’intérieur de l’édifice, qui a renversé ce colosse de saint Christophe, proverbial parmi les statues au même titre que la grand’salle du Palais parmi les salles, que la flèche de Strasbourg parmi les clochers ? Et ces myriades de statues qui peuplaient tous les entre-colonnements de la nef et du chœur, à genoux, en pied, équestres, hommes, femmes, enfants, rois, évêques, gendarmes, en pierre, en marbre, en or, en argent, en cuivre, en cire même, qui les a brutalement balayées ? Ce n’est pas le temps.
Et qui a substitué au vieil autel gothique, splendidement encombré de châsses et de reliquaires ce lourd sarcophage de marbre à têtes d’anges et à nuages, lequel semble un échantillon dépareillé du Val-de-Grâce ou des Invalides ? Qui a bêtement scellé ce lourd anachronisme de pierre dans le pavé carlovingien de Hercandus ? N’est-ce pas Louis XIV accomplissant le vœu de Louis XIII ?
Et qui a mis de froides vitres blanches à la place de ces vitraux « hauts en couleur » qui faisaient hésiter l’œil émerveillé de nos pères entre la rose du grand portail et les ogives de l’abside ? Et que dirait un sous-chantre du seizième siècle, en voyant le beau badigeonnage jaune dont nos vandales archevêques ont barbouillé leur cathédrale ? Il se souviendrait que c’était la couleur dont le bourreau brossait les édifices scélérés ; il se rappellerait l’hôtel du Petit-Bourbon, tout englué de jaune aussi pour la trahison du connétable, « jaune après tout de si bonne trempe, dit Sauval, et si bien recommandé, que plus d’un siècle n’a pu encore lui faire perdre sa couleur ». Il croirait que le lieu saint est devenu infâme, et s’enfuirait.
Et si nous montons sur la cathédrale, sans nous arrêter à mille barbaries de tout genre, qu’a-t-on fait de ce charmant petit clocher qui s’appuyait sur le point d’intersection de la croisée, et qui, non moins frêle et non moins hardi que sa voisine la flèche (détruite aussi) de la Sainte-Chapelle, s’enfonçait dans le ciel plus avant que les tours, élancé, aigu, sonore, découpé à jour ? Un architecte de bon goût (1787) l’a amputé, et a cru qu’il suffisait de masquer la plaie avec ce large emplâtre de plomb qui ressemble au couvercle d’une marmite.
C’est ainsi que l’art merveilleux du moyen-âge a été traité presque en tout pays, surtout en France. On peut distinguer sur sa ruine trois sortes de lésions qui toutes trois l’entament à différentes profondeurs : le temps d’abord, qui a insensiblement ébréché çà et là et rouillé partout sa surface ; ensuite, les révolutions politiques et religieuses, lesquelles, aveugles et colères de leur nature, se sont ruées en tumulte sur lui, ont déchiré son riche habillement de sculptures et de ciselures, crevé ses rosaces, brisé ses colliers d’arabesques et de figurines, arraché ses statues, tantôt pour leur mitre, tantôt pour leur couronne ; enfin, les modes, de plus en plus grotesques et sottes, qui depuis les anarchiques et splendides déviations de la renaißance, se sont succédé dans la décadence nécessaire de l’architecture. Les modes ont fait plus de mal que les révolutions. Elles ont tranché dans le vif, elles ont attaqué la charpente osseuse de l’art, elles ont coupé, taillé, désorganisé, tué l’édifice, dans la forme comme dans le symbole, dans sa logique comme dans sa beauté. Et puis, elles ont refait ; prétention que n’avaient eue du moins ni le temps, ni les révolutions. Elles ont effrontément ajusté, de par le bon goût, sur les blessures de l’architecture gothique, leurs misérables colifichets d’un jour, leurs rubans de marbre, leurs pompons de métal, véritable lèpre d’oves, de volutes, d’entournements, de draperies, de guirlandes, de franges, de flammes de pierre, de nuages de bronze, d’amours replets, de chérubins bouffis, qui commence à dévorer la face de l’art dans l’oratoire de Catherine de Médicis, et le fait expirer, deux siècles après, tourmenté et grimaçant, dans le boudoir de la Dubarry.
Ainsi, pour résumer les points que nous venons d’indiquer, trois sortes de ravages défigurent aujourd’hui l’architecture gothique. Rides et verrues à l’épiderme, c’est l’œuvre du temps ; voies de fait, brutalités, contusions, fractures, c’est l’œuvre des révolutions depuis Luther jusqu’à Mirabeau. Mutilations, amputations, dislocation de la membrure, restaurations ; c’est le travail grec, romain et barbare des professeurs selon Vitruve et Vignole. Cet art magnifique que les vandales avaient produit, les académies l’ont tué. Aux siècles, aux révolutions qui dévastent du moins avec impartialité et grandeur, est venue s’adjoindre la nuée des architectes d’école, patentés, jurés et assermentés, dégradant avec le discernement et le choix du mauvais goût, substituant les chicorées de Louis XV aux dentelles gothiques pour la plus grande gloire du Parthénon. C’est le coup de pied de l’âne au lion mourant. C’est le vieux chêne qui se couronne, et qui, pour comble, est piqué, mordu, déchiqueté par les chenilles.
Qu’il y a loin de là à l’époque où Robert Cenalis, comparant Notre-Dame de Paris à ce fameux temple de Diane à Éphèse, tant réclamé par les anciens païens, qui a immortalisé Érostrate, trouvait la cathédrale gauloise « plus excellente en longueur, largeur, haulteur et structure[1] » !
Notre-Dame de Paris n’est point du reste ce qu’on peut appeler un monument complet, défini, classé. Ce n’est plus une église romane, ce n’est pas encore une église gothique. Cet édifice n’est pas un type. Notre-Dame de Paris n’a point, comme l’abbaye de Tournus, la grave et massive carrure, la ronde et large voûte, la nudité glaciale, la majestueuse simplicité des édifices qui ont le plein cintre pour générateur. Elle n’est pas, comme la cathédrale de Bourges, le produit magnifique, léger, multiforme, touffu, hérissé, efflorescent de l’ogive. Impossible de la ranger dans cette antique famille d’églises sombres, mystérieuses, basses et comme écrasées par le plein cintre ; presque égyptiennes au plafond près ; toutes hiéroglyphiques, toutes sacerdotales, toutes symboliques ; plus chargées dans leurs ornements de losanges et de zigzags que de fleurs, de fleurs que d’animaux, d’animaux que d’hommes ; œuvre de l’architecte moins que de l’évêque ; première transformation de l’art, tout empreinte de discipline théocratique et militaire, qui prend racine dans le bas-empire et s’arrête à Guillaume le Conquérant. Impossible de placer notre cathédrale dans cette autre famille d’églises hautes, aériennes, riches de vitraux et de sculptures ; aiguës de formes, hardies d’attitudes ; communales et bourgeoises comme symboles politiques ; libres, capricieuses, effrénées, comme œuvre d’art ; seconde transformation de l’architecture, non plus hiéroglyphique, immuable et sacerdotale, mais artiste, progressive et populaire, qui commence au retour des croisades et finit à Louis XI. Notre-Dame de Paris n’est pas de pure race romaine comme les premières, ni de pure race arabe comme les secondes.
C’est un édifice de la transition. L’architecte saxon achevait de dresser les premiers piliers de la nef, lorsque l’ogive qui arrivait de la croisade est venue se poser en conquérante sur ces larges chapiteaux romans qui ne devaient porter que des pleins cintres. L’ogive, maîtresse dès lors, a construit le reste de l’église. Cependant, inexpérimentée et timide à son début, elle s’évase, s’élargit, se contient, et n’ose s’élancer encore en flèches et en lancettes comme elle l’a fait plus tard dans tant de merveilleuses cathédrales. On dirait qu’elle se ressent du voisinage des lourds piliers romans.
D’ailleurs, ces édifices de la transition du roman au gothique ne sont pas moins précieux à étudier que les types purs. Ils expriment une nuance de l’art qui serait perdue sans eux. C’est la greffe de l’ogive sur le plein cintre.
Notre-Dame de Paris est en particulier un curieux échantillon de cette variété. Chaque face, chaque pierre du vénérable monument est une page non seulement de l’histoire du pays, mais encore de l’histoire de la science et de l’art. Ainsi, pour n’indiquer ici que les détails principaux, tandis que la petite Porte-Rouge atteint presque aux limites des délicatesses gothiques du quinzième siècle, les piliers de la nef, par leur volume et leur gravité, reculent jusqu’à l’abbaye carlovingienne de Saint-Germain-des-Prés. On croirait qu’il y a six siècles entre cette porte et ces piliers. Il n’est pas jusqu’aux hermétiques qui ne trouvent dans les symboles du grand portail un abrégé satisfaisant de leur science, dont l’église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie était un hiéroglyphe si complet. Ainsi, l’abbaye romane, l’église philosophale, l’art gothique, l’art saxon, le lourd pilier rond qui rappelle Grégoire VII, le symbolisme hermétique par lequel Nicolas Flamel préludait à Luther, l’unité papale, le schisme, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, tout est fondu, combiné, amalgamé dans Notre-Dame. Cette église centrale et génératrice est parmi les vieilles églises de Paris une sorte de chimère ; elle a la tête de l’une, les membres de celle-là, la croupe de l’autre ; quelque chose de toutes.
Nous le répétons, ces constructions hybrides ne sont pas les moins intéressantes pour l’artiste, pour l’antiquaire, pour l’historien. Elles font sentir à quel point l’architecture est chose primitive, en ce qu’elles démontrent, ce que démontrent aussi les vestiges cyclopéens, les pyramides d’Égypte, les gigantesques pagodes hindoues, que les plus grands produits de l’architecture sont moins des œuvres individuelles que des œuvres sociales ; plutôt l’enfantement des peuples en travail que le jet des hommes de génie ; le dépôt que laisse une nation ; les entassements que font les siècles ; le résidu des évaporations successives de la société humaine ; en un mot, des espèces de formations. Chaque flot du temps superpose son alluvion, chaque race dépose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa pierre. Ainsi font les castors, ainsi font les abeilles, ainsi font les hommes. Le grand symbole de l’architecture, Babel, est une ruche.
Les grands édifices, comme les grandes montagnes, sont l’ouvrage des siècles. Souvent l’art se transforme qu’ils pendent encore : pendent opera interrupta ; ils se continuent paisiblement selon l’art transformé. L’art nouveau prend le monument où il le trouve, s’y incruste, se l’assimile, le développe à sa fantaisie et l’achève s’il peut. La chose s’accomplit sans trouble, sans effort, sans réaction, suivant une loi naturelle et tranquille. C’est une greffe qui survient, une sève qui circule, une végétation qui reprend. Certes, il y a matière à bien gros livres, et souvent histoire universelle de l’humanité, dans ces soudures successives de plusieurs arts à plusieurs hauteurs sur le même monument. L’homme, l’artiste, l’individu s’effacent sur ces grandes masses sans nom d’auteur ; l’intelligence humaine s’y résume et s’y totalise. Le temps est l’architecte, le peuple est le maçon.
Rue Neuve Notre-Dame
Crédit photo : Eduard Gaertner

Paris.fr ne fait aucun suivi publicitaire et ne collecte aucune donnée personnelle. Des cookies sont utilisés à des fins statistiques ou de fonctionnement, ainsi que d'analyse (que vous pouvez refuser ici), nous permettant d'améliorer le site en continu.

Plus d'informations